Le corps (Du doute a la foi de Moustafa Mahmoud)
Nous provenons tous d’une souche commune, d’une même matière première. Et pourtant, chacun d’entre nous a son individualité propre. La différence entre créatures ne tient pas uniquement au nombre d’atomes. Il est une différence plus grande encore, plus complexe aussi, dans les relations entre ces atomes et dans la modalité du lien qui les unit. Nous savons aujourd’hui, par l’agencement des gènes dans la cellule initiale, que l’équation chimique de tous les embryons humains est établie à partir de vingt configurations de protides ADN et ARN, de la même manière que tous les livres et écrits sont composés des lettres de l’alphabet. Chaque livre a son esprit, sa personnalité et sa spécificité propres, comme s’il s’agissait d’une création unique en son genre. Et pourtant, tous les livres sont bien composés des mêmes lettres. Cette singularité atteint un degré tel que chaque être humain a des empreintes digitales particulières. Impossible d’en trouver qui soient identiques, y compris entre jumeaux, parmi les millions et milliards d’individus qui ont vu le jour des origines du monde à aujourd’hui. Nous savons en outre que chaque corps a un nombre chimique qui lui est propre, de telle sorte qu’il semble difficile, voire impossible, d’opérer sur un corps une greffe à partir d’un autre corps. Le rejet du greffon ne tarde pas à se produire, comme s’il s’agissait d’un microbe, d’un corps étranger ou d’un parasite. D’où la difficulté majeure des opérations de greffe et de transplantation d’organes. La durée de vie maxima d’un cœur transplanté a été [dans les années 80] de vingt mois. Et encore, grâce à l’administration continuelle d’injections et de cachets anesthésiques pour empêcher le corps de rejeter l’organe étranger. Nous en concluons que l’individualité est une réalité primordiale attestée par la science. Je n’y prêtai pas attention au début de mon parcours intellectuel. Pour moi, la réalité fondamentale et durable était la société et non la personne ; l’homme, et non tel homme ; la vie, et non les vivants ; l’existence, et non les êtres ; le tout, et non les individus. Je subissais là l’influence de la théorie indienne de l’unicité de l’être selon laquelle l’être est Dieu, le Subsistant face à tous les êtres qui sont, eux, maya, c’est-à-dire rêve éphémère. Tout individu chemine ainsi vers son anéantissement ne débouchant sur aucune résurrection. Je croyais que la survie de l’individu était à la mesure des conseils, de l’éducation, du savoir et des connaissances qu’il léguait à ses enfants. Quant à lui-même, il finissait irrémédiablement en poussière. Notre lot d’éternité consistait dans la quote-part que nous ajoutions au Grand Tout. Mais notre personne et notre individualité n’avaient d’autre issue que le néant. Et qu’est-ce que la personnalité ? Au début, je n’y voyais qu’un ensemble de réactions à des situations momentanées, au gré des circonstances. Une fois ces dernières disparues avec le temps, il ne restait plus rien de ladite personnalité. Elle disparaissait en se désintégrant par suite de la destruction des fibres du cerveau. Le système nerveux étant usé et la mort ayant fait son œuvre, le Moi qui leur est rattaché devait lui aussi s’évanouir. Je croyais que la personnalité n’était autre que l’émergence de qualités déterminées sous l’influx d’expériences vitales ou de réflexes nerveux, certaines étant héritées sous forme d’instincts, d’autres acquises par voie d’expériences concrètes enregistrées par le cerveau et imprimées dans la mémoire. Lorsque le cerveau avait cessé de fonctionner et que les cellules de la mémoire s’étaient décomposées, il n’y avait plus lieu de supposer une survie spirituelle à cet agencement purement matériel. Cette compréhension matérialiste et superficielle fut ma première représentation de l’homme. Je pensais aussi que la personnalité n’était pas une, mais plutôt un flot ininterrompu de personnalités. Ma personnalité à l’âge de dix ans était différente de celle de mes vingt ou trente ans. Je pensais qu’à chaque instant, quelque chose s’ajoutait à mon âme et quelque chose s’en retranchait. Alors ? De ces différentes âmes, laquelle devait ressusciter ? Laquelle serait jugée ? Quant aux personnes frappées de dédoublement de la personnalité, qui des deux connaîtrait l’Autre Monde : le Dr Jekyll… ou Mr Hyde ? À force de jouer sur les mots, j’en vins à oublier une vérité première élémentaire : quand on réédite un livre, on ne réimprime pas uniquement une page ou un chapitre ; c’est le livre en son entier, avec tous ses composants, qui est réédité. Ainsi en est-il de l’esprit. Il ressuscite comme un tout, tel une pousse jaillissant des profondeurs cachées de la terre, chargée de toutes ses promesses de branches, de feuilles et de fruits. Mais la vision matérialiste, qui est portée à l’analyse et à la dissection, avait continuellement le dessus, au détriment d’une vision globale de la réalité. J’imaginais pouvoir comprendre l’esprit en disséquant le corps, vu qu’il n’y avait pas de différence entre les deux. Point de différence non plus entre la raison et le cerveau. La personnalité, selon moi, était faite de réactions et d’un ensemble d’actes réflexes. Le sentiment était, en fin de compte, un appétit corporel. Prenons maintenant le temps de nous demander s’il est vrai que l’âme se définit uniquement par les instincts charnels, notamment sexuels. N’est-elle qu’un magma de perceptions par lesquelles le corps connaîtrait ce dont il a besoin ? Le prétendre reviendrait à s’exposer à une explication matérialiste intenable, car telle n’est pas la réalité de l’âme et de l’homme. Je renvoie ici aux pages de mes livres sur l’énigme de la mort et l’énigme de la vie où j’ai développé en détail ce sujet. L’homme sacrifie sa bouchée de pain, sa demeure et son confort à des buts et des idéaux on ne peut plus abstraits comme la justice, la vérité, le bien, la liberté… Où sont ici les appétits charnels et sexuels ? Et le soldat qui se sacrifie en plein combat pour un lendemain qui n’est pas encore venu, où trouve-t-il sa place dans une vision matérialiste ? C’est une preuve manifeste que l’âme et le Moi sont des réalités bien supérieures au corps, et non un complexe de besoins physiques qui se reflèteraient en un miroir intérieur. Cette étonnante volonté qui dompte et sacrifie le corps est, de par sa nature, une réalité supérieure. Elle commande au corps et le contrôle. Elle n’en est pas un appendice. Si me m’identifie à mon corps, comment m’est-il alors possible de le dominer et le soumettre ? Si je m’identifie à la faim que je ressens, comment puis-je la dompter ? Le simple contrôle intérieur exercé sur l’ensemble des membres du corps et sur chacun des instincts prouve à l’évidence l’existence de la réalité supérieure et transcendante dont se compose le Moi humain. Par l’âme, je commande au corps. Par la raison, je commande à l’âme. Par la "clair-voyance", je pose des limites à la raison. Cette hiérarchie est une preuve flagrante de l’existence de l’esprit comme réalité supérieure au corps. Il le gouverne et n’en est pas une excroissance qui disparaîtrait avec la mort du corps. Quiconque prétend que l’homme est un ensemble de fonctions physiologiques se doit de nous expliquer où va cet homme au moment du sommeil. Nous constatons alors que toutes les fonctions physiologiques demeurent en activité. Les réflexes et réactions de l’organisme continuent de fonctionner normalement. Le cœur bat, la respiration est régulière, les glandes sécrètent, les intestins se recroquevillent, les organes génitaux sont en état d’excitation et le bras se contracte à la piqûre de l’épingle. Et pourtant, nous sommes en présence d’un homme endormi qui ressemble davantage à un arbre, sans plus, et qui est doté d’une vie élémentaire ne différant pas de celle des insectes. Qu’est-il donc advenu de l’homme ? Le réveil qui suit le sommeil, image en réduction de la résurrection après la mort, nous révèle à nouveau cet élément transcendant qui habite le corps endormi. Tout à coup, sans les préambules d’un Hitler ou d’un Néron, voici le gisant, tel un taureau paisible, qui s’éveille pour tuer, piller, détruire, exterminer. La différence, certes, est impressionnante et trop grande pour être expliquée par un changement physiologique quasi instantané. Les matérialistes soutiennent que l’âme est une réalité objective, et donc qu’elle est matérielle. Nous demandons, quant à nous, comment l’âme peut-elle bien être un objet. Et un objet par rapport à qui ? Par rapport aux autres ? Et comment ? Les autres ne la voient pas. Ils ne savent pas qu’elle existe, sinon par déduction à partir des manifestations du comportement extérieur. La plupart de ces manifestations sont d’ailleurs trompeuses, car chacun de nous joue un personnage devant autrui et pour lui-même. Il est rare que notre comportement extérieur traduise ce que nous sommes en vérité. L’âme serait-elle alors un objet pour celui qui la possède ? En fait, nous avons tous fait l’expérience que l’âme, une fois prise comme objet, se momifie et se transforme en cadavre sous le scalpel de l’analyse. Elle se cache et nous ne pouvons pas la capter. On ne peut la mettre sous un microscope, comme une feuille d’arbre, car son essence est au premier degré de la subjectivité. Elle est en réalité le revers de l’image : elle est sujet par rapport au corps-objet. Les deux pôles – sujet et objet – sont les deux faces de la réalité. Si nous connaissons la matière comme tout ce qui est objectif, il nous faut reconnaître qu’il y a, dans l’existence, autre chose que la matière, à savoir l’autre face de la réalité : le Moi sujet. L’acte de connaissance nous prouve de façon certaine qu’il se compose toujours de deux éléments : l’objet connu et l’âme connaissante, extérieure à l’objet connu. Nous ne pourrions connaître le cours du temps s’il n’y avait en nous une partie connaissante qui s’arrête à un seuil séparé et extérieur au flux temporel continu. Si notre faculté de connaissance suivait à tout instant les aiguilles des secondes, nous ne pourrions jamais percevoir celles-ci. Notre perception passerait comme passent les secondes, à notre insu. La loi est connue : le mouvement ne peut être observé que de l’extérieur. Tu ne peux percevoir le mouvement si tu es embarqué toi-même dans sa sphère. Pour ce faire, tu as besoin de t’arrêter à un seuil extérieur, comme point d’observation. Lorsque tu te trouves dans l’ascenseur en marche, il est un moment où tu ne sais si l’ascenseur est arrêté ou s’il est en mouvement, car tu ne fais qu’un avec lui dans son mouvement. Pour le savoir, il te faut regarder, par la porte de l’ascenseur, le palier qui reste immobile à l’extérieur. De même, tu ne pourrais observer le soleil si tu te trouvais à sa surface, mais tu le pourrais à partir de la lune ou de la terre, tout comme tu ne peux observer la terre alors que tu y habites, mais cela te serait possible à partir de la lune. Il en est toujours ainsi : on ne peut saisir une situation que si, de l’extérieur, on l’examine comme un objet. Puisque tu perçois le cours du temps, il faut donc que ton Moi percepteur soit en dehors du temps. Conclusion stupéfiante s’il en est ! Elle nous prouve l’existence de l’esprit, du Moi connaissant, comme une réalité non tributaire du temps : il est en dehors du temps, il le transcende. Nous voici donc devant un être humain dont une partie est immergée dans le temps : elle passe comme le temps ; avec lui, elle croît, vieillit et tombe en décrépitude (c’est le corps). L’autre partie est en dehors du temps : du seuil d’où elle l’observe, impassible, elle le perçoit sans être emportée par lui. Pour elle, point de croissance ni de vieillesse ; point de décrépitude ni d’anéantissement. Le jour où le corps retournera en poussière, elle demeurera telle qu’elle est, vivant de sa vie propre, intemporelle. À cette partie, nous ne trouvons d’autre nom que celui que lui ont donné les religions : l’esprit. Chacun d’entre nous peut sentir en lui cette existence spirituelle qui diffère, dans sa spécificité, de l’existence extérieure, trépidante et mouvante, qui est emportée par le flot des mutations environnantes. Chacun de nous peut sentir en lui un état de présence, de durée, de pleine évidence… un état où il a conscience de lui-même, de manière permanente et globale, où il se sent différent de l’être matériel pris dans le changement, l’instabilité et l’agitation du temps extérieur. Cet état que nous percevons aux moments de lucidité intérieure et que j’ai nommé état de "présence", c’est la clé qui nous conduit à notre existence spirituelle et qui met à notre portée cette énigme ayant pour nom : l’esprit, l’absolu, l’abstrait. Lorsque nous discernons la beauté, la vérité et la justice et que nous les distinguons de la laideur, de l’erreur et de l’oppression, nous nous servons à chaque fois d’un critère d’appréciation extrinsèque. Nous évaluons à partir du même seuil, celui de l’esprit. Car l’existence spirituelle se manifeste aussi en nous par la conscience, le sens du beau et ce sentiment caché qui discerne le vrai du faux. Elle gît encore dans la liberté intérieure, car l’esprit est la zone secrète où la conscience opère ses libres choix et met en œuvre son discernement. Tant que nous sommes en vie, nous ne prenons pas la mort en considération. Notre comportement quotidien n’en tient pas compte, car elle est pour nous une absurdité. Ce faisant, nous pensons et agissons avec ce Moi profond qu’est l’esprit et qui, de par sa nature, ne connaît pas la mort. Vue sous l’angle de l’esprit qui vit en dehors des limites temporelles, la mort n’est rien de plus qu’un changement de vêtement, un simple changement de lieu. Mais la mort comme réduction au néant, l’esprit ne la connaît pas, car il est toujours et à jamais dans un état de présence et d’évidence… dans un éternel présent. L’esprit est la présence perpétuelle qui n’a jamais cessé ni ne cessera jamais. Par la mort, il ne fera que se dépouiller de son habit corporel terrestre pour revêtir, après un progressif et continuel dépouillement, les divers vêtements célestes – nous empruntons l’expression aux mystiques – correspondant aux différents degrés de la pénible ascension vers le Créateur. Tout esprit gravit ces degrés à la mesure de sa pureté, de sa limpidité et de son habilité à s’élever, alors que les esprits pesants sombrent vers des ténèbres sans fond pour y passer l’éternité à tenter de s’en libérer. Mais laissons les mystiques à leurs visions afin de ne pas nous égarer avec eux dans le labyrinthe de leur présomption. Mon but, à travers cette étude, n’est pas de franchir l’obstacle de la mort pour connaître l’au-delà de la mort. Une telle ambition est hors de notre portée. Ce serait viser l’impossible. Il me suffit d’inviter le lecteur à s’arrêter un instant pour prendre son âme comme objet de sa méditation. Il découvrira alors son Moi profond, ce Moi qui commande, ordonne et transcende le corps terrestre… ce Moi que j’ai appelé "esprit" et dont j’ai tenté de démontrer l’existence par la plus éloquente des preuves : le sentiment de présence que chacun d’entre nous découvre en son for intérieur. Cette présence permanente qui ne saurait disparaître et sur laquelle ne soufflent pas les vents du changement est comme un œil sans cesse vigilant au fond de nous-mêmes. Cet éveil intérieur… Cette lumière invisible en nos âmes, grâce à laquelle nous discernons le chemin de la vérité et distinguons la laideur de la beauté, le bien du mal… Ce seuil à partir duquel nous observons le déroulement du temps et en percevons le cours, à partir duquel nous voyons le cours des choses et leur mouvement… Ce point à l’intérieur du cercle… Ce centre autour duquel gravitent nos événements temporels en ce bas monde, tandis qu’il demeure, lui, immobile et impérissable… C’est l’esprit, notre réalité absolue qui reste, malgré tout, une énigme. L’esprit est-il éternel ? Ou bien vit-il dans un temps différent, évalué d’une autre façon… un temps où les jours seraient de mille ans ? Quelle est la relation entre l’esprit et le corps ? Entre la raison et le cerveau ? Entre la mémoire et le souvenir des connaissances acquises ? C’est un autre sujet qui requiert une longue explication. |
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