Pourquoi la souffrance ? (Du doute a la foi de Moustafa Mahmoud)
La question de la rétribution a toujours suscité une objection de la part des intellectuels. Comment Dieu, affirment-ils, peut-Il nous éprouver par la souffrance alors qu’Il est Amour ? En fait, ils oublient qu’un père, avec toute l’affection qu’il porte à son fils, peut quand même le punir en le privant d’argent de poche, en le châtiant corporellement ou en usant à son égard de la manière forte. Le souci qu’il a de son éducation croît à la mesure de l’amour qu’il lui porte. S’il s’en désintéressait, on blâmerait son amour paternel et l’on dirait : voici un père négligent qui ne prend pas suffisamment soin de ses enfants ! Et qu’en est-il de Dieu, lui, l’Éducateur suprême ? En réalité, « Dieu est Amour » est une expression trompeuse. Nombreux sont ceux qui la comprennent mal ou qui lui donnent une portée absolue. Ils s’imaginent que Dieu est Amour, absolument parlant. Or c’est une erreur. Dieu aime-t-Il l’injustice par exemple ? Impossible ! Il n’est pas possible que Dieu aime l’injustice ou ceux qui la commettent et qu’à ses yeux, l’oppresseur soit l’égal de l’opprimé. Une telle représentation de la Puissance divine est un non-sens. Dieu ne peut qu’être éminemment supérieur à tous les oppresseurs. Il est le Tout-Puissant face aux puissants de ce monde. Il est le Dieu Très-Haut et Fort dont la Gloire confond les orgueilleux et rabaisse les prétentieux. Il est le Juste Juge assignant à chaque être humain sa place et son rang. Suivant les lois précises que nous observons dans notre monde terrestre ou dans l’espace, nous attribuons à Dieu la qualité de Justice et notre déduction n’a rien que de très logique. Toutes ces évidences sont pour nous des preuves tangibles que Dieu est Juste, qu’Il organise et dirige le monde avec Sagesse. C’est à ceux qui nient l’ordre et la justice, et non à ceux qui y croient, de fournir des preuves. Quant à ceux qui nient catégoriquement l’épreuve de la souffrance et refusent d’admettre que l’homme soit dominé par une force et des lois qui le dépassent, nous les invitons à regarder ce qui se passe ici-bas, dans leur monde terrestre, sans même qu’il soit besoin de supposer l’existence d’un Au-delà. Il n’est personne qui ne sache d’expérience ce qu’est un mal de dents qui vous transperce le cerveau, comme une scie vous fendrait la tête. Les coliques néphrétiques, les névralgies, les arthralgies, la tuberculose osseuse, ce sont là d’autres enfers endurés par ceux qui en ont été victimes. Une visite au pavillon des grands brûlés à l’hôpital Qasr al-Aynî du Caire convaincrait quiconque de la grande différence existant entre un homme brûlé et défiguré qui hurle de douleur, prisonnier de ses bandages, et celui qui sirote un thé sur les bords du Nil, prenant du bon temps en compagnie d’une belle qui lui fait les yeux doux. La souffrance est une réalité tangible. L’homme est dominé par une force qui le dépasse. Il n’a aucun moyen de la capter. Que le croyant appelle cette force "Dieu", ou que l’athée la dénomme "Nature", "lois naturelles" ou "loi suprême", cela revient au même. Simple question de mots ! Mais nous sommes contraints d’admettre qu’une force domine l’être humain et le cours des événements. D’admettre que cette force châtie, et parfois violemment. Certaines personnes à l’âme sensible déplorent que Dieu soit représenté comme un Tout-Puissant qui châtie. À ces personnes-là, nous nous devons de rappeler ce que faisaient les Califes turcs lorsqu’ils condamnaient leurs ennemis au supplice du pilori. Le bourreau chargé de l’exécution du jugement mettait la victime sur le ventre ; puis il lui plantait une lance à pointe de fer dans le bas-ventre. Lentement, par à-coups, il lui transperçait le corps de part en part, jusqu’à faire ressortir la lance par le cou. La victime devait rester en vie le plus longtemps possible pour ressentir tout son compte de souffrances. Plus atroce encore était le supplice enduré par les prisonniers dont on crevait les yeux avec des fers chauffés au rouge. Faut-il alors que Dieu offre le thé aux coupables de telles cruautés pour leur prouver qu’Il est Amour ? Puisqu’il n’y a pas d’autre moyen de leur faire comprendre qu’il y a un Dieu Juste, l’enfer qu’ils méritent est le sommet de l’Amour. Pour ceux qui ont refusé de se laisser instruire par l’ensemble des Livres révélés et des Prophètes, pour ceux qui ont même accusé de mensonge les principes premiers et les vérités les plus élémentaires de la raison humaine, l’enfer est Miséricorde : il leur permet d’apprendre et de comprendre ce qu’il ont refusé d’admettre ici-bas. Est-il juste qu’Hitler, au cours d’une guerre mondiale, tue vingt millions d’êtres humains, massacrant les prisonniers des camps de concentration, les condamnant par milliers à la chambre à gaz et au four crématoire, pour finalement se suicider, la défaite survenue, afin de ne pas avoir à affronter les conséquences de ses crimes ? Que le monde ne soit qu’un tas d’absurdités, et alors seule l’absurdité pourrait sauver ce criminel de sa faute ! Mais rien autour de nous, dans ce monde de précision et de beauté, n’est indice d’absurdité. Tout, des plus grandes étoiles aux plus minuscules atomes, parle d’ordre, de précision, d’exactitude. Dieu ne peut être réellement Amour, Il ne peut être Juste que si un tel criminel connaît les profondeurs de l’abîme où l’ont plongé ses actes. L’homme sensé, à l’esprit sagace et méditatif, n’a point besoin de philosopher pour percevoir la réalité du châtiment. Il la perçoit en lui-même, à l’intérieur de sa conscience. Ou bien dans le regard des malfaiteurs et des criminels. Ou encore dans les larmes des opprimés et les souffrances de ceux que l’on outrage, dans l’humiliation des prisonniers et l’arrogance des vainqueurs, dans le râle des mourants… Lorsque le remords le saisit, le criminel perçoit l’existence du châtiment et du jugement. Le remords est la voix de la nature au moment de la faute. Il est une amorce de la comparution finale au Dernier Jour, un échantillon du Jugement Dernier. Le remords est un signal d’alarme qui clignote dans l’âme, rappelant que les actes seront pesés selon le critère du bien et du mal. Ceux qui font le bien sont sur le Droit Chemin et leur cœur est en paix. Ceux qui commettent le mal croupissent dans le gouffre du remords, le cœur endolori. Les épreuves endurées ici-bas sont toujours une sorte de leçon, soit pour les individus, soit pour les nations… Ce fut le cas lors de la défaite du Sinaï en 1967, au même titre que l’échec pour l’étudiant, ou que les souffrances de la maladie et les ennuis de santé pour qui vit dans la prodigalité, l’opulence et le plaisir. L’âme se purifie au creuset de la souffrance. Nous ne connaissons aucun Prophète, réformateur, artiste ou génie qui n’ait goûté l’amertume de la souffrance dans la maladie, la pauvreté ou la persécution. Vue sous cet angle, la souffrance est Amour. Elle est la dette à payer pour parvenir à un degré supérieur. Si parfois la sagesse sous-jacente à la souffrance nous échappe, c’est parce que nous ne savons pas tout. Notre connaissance est limitée et nous ne possédons pas le fin mot de l’histoire. Nous devons nous contenter de l’étape qui a pour nom le monde d’ici-bas. Quant à ce qui précède et ce qui suit cette parenthèse, c’est pour nous un mystère qui demeure voilé. Il nous faut donc nous en tenir à un silence respectueux, nous abstenant de porter tout jugement. Quelle forme prendra le châtiment lors du Jugement Dernier ? Impossible de le savoir précisément, car l’Au-delà n’est pour nous que mystère. Les affirmations des Livres saints sur ce sujet s’en tiennent sans doute à des symboles, par mode d’allusion. Au jeune garçon qui nous demande ce qu’est le plaisir sexuel, nous répondons : c’est quelque chose qui ressemble au sucre ou au miel. Nous ne trouvons rien d’autre qui réponde à son expérience. Pour lui, le plaisir sexuel est un mystère : on ne peut lui décrire qu’avec les mots qu’il comprend, car il s’agit d’une expérience qu’il n’a jamais faite. Il en va de même pour le paradis et l’enfer : nous n’en avons aucune expérience. C’est un mystère qu’on ne peut décrire avec nos mots d’ici-bas. On ne peut en parler qu’en termes approximatifs : le feu, par exemple, ou les jardins aux fleuves irriguant une végétation luxuriante. Mais qu’en sera-t-il exactement ? Cela dépasse de loin toutes nos descriptions approximatives de ce qui reste invisible et inimaginable pour l’être humain. On peut affirmer, sans crainte d’erreur, que l’enfer est la demeure inférieure, avec son lot de tourments sensibles et spirituels, et que le paradis est la demeure supérieure, avec ce qu’il réserve de bonheur sensible et spirituel. Pour les mystiques, l’enfer est la demeure de l’éloignement et de la séparation de Dieu, alors que le paradis est celle de la proximité de Dieu, source d’une indicible félicité. « Qui aura été aveugle en ce monde, le sera dans l’Autre, voué à des ténèbres plus profondes. » L’aveuglement est ici l’absence de "clair-voyance". La distance séparant l’enfer du paradis ressemble donc davantage à la différence entre un aveugle et un voyant, entre celui qui marche sur le Droit Chemin et celui qui emprunte le sentier de l’erreur. Dans l’Au-delà, la différence sera extrême : « Considère comment Nous avons préféré certains d’entre eux aux autres. Il y aura des degrés élevés dans la Vie future et une supériorité encore plus grande. » (Coran : 17, 21) Qui héritera de la demeure inférieure connaîtra l’état de celui qui est consumé par le feu, ou pire encore ! Telle est la loi de la préséance qui régit l’existence, de l’ici-bas à l’Au-delà, du monde terrestre au monde céleste, du monde visible au monde invisible. À chacun son degré, son rang et la place qu’il mérite. Il n’est pas deux êtres qui soient égaux. On ne peut passer d’un rang à l’autre que moyennant la somme correspondante d’efforts, de travail, d’expériences et d’épreuves subies. Qui aura occupé le dernier rang ici-bas, par suite d’un manque total de "clair-voyance", sera encore relégué au dernier rang dans l’Au-delà. En ce sens, le châtiment est justice. Et de même la récompense. Les deux sont la conséquence d’une impérieuse nécessité. Que l’acier soit le métal le plus résistant et qu’il serve à la fabrication des moteurs… Que le caoutchouc soit élastique et qu’il serve à fabriquer des pneus… Que la paille soit flexible et qu’elle serve à la fabrication des balais… Que le bon coton serve à fabriquer des coussins, et le mauvais à nettoyer les éviers… Ce sont là des évidences inscrites dans la nature et affirmées par la saine logique, sans nul besoin d’avoir recours à des essais philosophiques ou à un agencement de causes et de circonstances. C’est pourquoi les affirmations contenues dans les religions sont conformes à la saine nature. Elles ne sont sujettes ni à controverse ni à démenti, car elles expriment des vérités absolues acceptées par la droite raison et non viciées par les circonlocutions de la philosophie ou de la dialectique…. la raison qui, ayant sauvegardé sa virginité et sa pureté, est exempte de toute trace d’obstination ou de vanité. Les mystiques affirment ainsi que l’existence de Dieu n’a pas à être prouvée. Dieu est la Preuve Suprême où tous les êtres trouvent leur justification. Il est l’Immuable par qui nous connaissons les êtres changeants. Il est l’Essence en laquelle nous connaissons la variété des phénomènes. Il est la Preuve par laquelle nous saisissons la sagesse du monde éphémère. La raison qui exige une preuve de l’existence de Dieu a perdu toute capacité de discernement. C’est la lumière qui nous révèle les choses visibles, non le contraire. Si nous n’admettons pas cette évidence, nous ressemblons à celui qui, marchant à la lumière du jour, en arriverait à demander : « Démontrez-moi qu’il fait jour ! Fournissez-moi des preuves ! » Une fois disparues l’intégrité de la nature et la pureté du cœur, place à la controverse, aux ratiocinations de la philosophie et aux théologies ! Mais il a tout perdu celui qui en arrive à ce point. Il tourne en rond, indéfiniment, sans jamais parvenir au but. Certains se révoltent contre les malheurs de ce monde. Aigris et exaspérés, ils maudissent la vie comme étant insupportable : « C’en est assez ! On ne m’a pas demandé mon avis pour me mettre au monde ! J’ai été créé malgré moi, et maintenant, je suis inexorablement condamné à souffrir, victime d’une cruelle injustice… » Dans leur révolté exacerbée, ces personnes font penser à l’acteur de théâtre qui, dans le rôle qu’il interprète, doit être roué de coups, chaque jour, sous les yeux des spectateurs. Si cet acteur perdait la mémoire et ne voyait plus, dans le déroulement de sa vie, que cette parenthèse du rôle qu’il tient chaque jour sur la scène, il se révolterait, refusant de se soumettre au châtiment. Il se dirait : « On ne m’a pas demandé mon avis ! On m’a créé malgré moi. Je suis impitoyablement condamné à la souffrance. On m’a contraint à subir ce mépris, au vu et su de tout le monde, sans motif raisonnable ni possibilité de choix au point de départ. » Ledit acteur en viendrait alors à oublier l’accord préalable comportant l’offre d’emploi de la part du metteur en scène, son acceptation d’acteur, la signature du contrat et l’engagement à respecter ce contrat. L’accord a été conclu librement avant la représentation. L’acteur a accepté son rôle de plein gré. Il se peut que ce rôle lui ait plu et qu’il l’ait même recherché. Mais voilà ! Il a complètement oublié le laps de temps précédant l’apparition sur scène. La vie, avec son lot de soucis et de souffrances, est devenue pour lui un point d’interrogation, une déconcertante énigme. Tel est le sort de l’homme pour qui la vie est restreinte à l’existence du corps dans sa durée terrestre. Il se croit condamné à périr et à retourner en poussière. Pour lui, il n’est pas d’autre sort que l’existence tridimensionnelle sur la scène de la misérable vie d’ici-bas. Cet homme a oublié qu’il fut esprit lors de sa préexistence céleste et qu’il est venu en ce monde, lié par un contrat auquel il avait auparavant donné son consentement. Il a oublié le contrat et le pacte passés entre lui et son Créateur, le grand metteur en scène du drame de l’existence terrestre. Il a oublié qu’au terme de ce drame, il y aura la résurrection et le Jugement Dernier, de même qu’une pièce de théâtre doit affronter les avis de la critique. Ou bien cette pièce trouve l’audience du public, ou bien elle est un fiasco. Ou bien elle retient l’attention, ou bien elle passe inaperçue. Voilà où mènent l’oubli et l’inadvertance. Tout s’arrêtant pour lui au monde d’ici-bas, le regard étroit et borné égare la pensée et explique que l’on soit désemparé face à l’épreuve, au mal, à la souffrance. De là vient la dénomination du Coran comme un Rappel, une remise en mémoire, pour que les hommes doués d’intelligence se souviennent. Le Prophète est celui qui énonce ce Rappel : « Fais entendre le Rappel ! Tu n’es que celui qui fait entendre le Rappel et tu n’es pas chargé de les surveiller. » (Coran : 88, 21-22) La vie terrestre n’est pas toute l’histoire. Elle n’est qu’un chapitre du roman. Le récit commence avant la naissance et aura une suite après la mort. Dans les pages de ce roman pris globalement, la souffrance prend son sens. Les souffrances terrestres deviennent un signe de la Miséricorde par laquelle Dieu nous avertit de la torpeur qui nous menace. Par elles, Il tente de nous tirer de notre sommeil pour nous tenir éveillés et attentifs. Elles nous rappellent constamment que la vie d’ici-bas n’est pas ni ne peut être un paradis, mais une simple étape. Ne miser que sur cette vie terrestre comme telle, c’est s’enfermer dans une inconscience fatale. La punition est apparemment un châtiment ; elle est en réalité une preuve de Miséricorde divine. Le châtiment dans l’Au-delà réside dans la prise de conscience subite de la Vérité et de la Justice absolues auxquelles n’échappe aucun atome de bien ou de mal. Il consiste dans la certitude de l’existence d’un Ordre divin conformément auquel le Créateur a façonné toute chose. « Vénère ton Seigneur jusqu’à ce que te parvienne la certitude ! » (Coran : 15, 99) Cette « certitude » vient avec la mort et ce qui suit la mort. |
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