La Mecque, lieu de naissance du Prophète
LA MÉTROPOLE Ceux qui ne sont pas familiers avec la situation de la Mecque à l’époque de la naissance du Prophète (paix et bénédictions d’Allah soient sur lui) ni avec la vie sociale, l’histoire, les légendes, la littérature et la poésie de l’Arabie pré-islamique imaginent cet endroit comme un hameau coincé dans une étroite vallée flanquée de montagnes escarpées et constitué de quelques tentes en peau de chèvre éparpillées çà et là et entourées de moutons, de chevaux et de chameaux, ainsi que de femmes et d’enfants à demi vêtus. Ils s’imaginent ses habitants comme des gens ignobles et misérables, encore aux stades intellectuel et culturel primaires, n’ayant aucun sens de l’esthétique ni du raffinement; des gens qui se nourrissaient de pain rassis et de mouton mal cuit, et qui portaient des vêtements faits de poils de chameaux. Une si piètre description de la Mecque est en contradiction totale avec l’image de cette ville qui ressort des récits historiques, i.e. des recueils de poésie pré-islamique, ainsi que des rapports sur les habitudes et coutumes, lois et traditions des Arabes. La vérité est que les gens de la Mecque étaient déjà au stade de la culture urbaine, ayant rompu avec leur passé nomade et rural. À vrai dire, une description aussi méprisante de la Mecque n’est pas du tout fidèle à la description coranique de cette ville, qui lui donne le nom de «la mère des cités»: «Et c’est ainsi que Nous t’avons révélé un Coran arabe, afin que tu avertisses la Mère des cités (la Mecque) et ses alentours et que tu avertisses du jour du rassemblement au sujet duquel il n’y a pas de doute. Un groupe sera au Paradis et l’autre sera dans la fournaise ardente.» (Coran, 42:7) Un autre passage coranique désigne la Mecque comme la «cité sûre»: “Par la figue et l’olivier! Et par le Mont Sinaï! Et par cette Cité sûre!” (Coran, 95:1-3) Le Coran l’appelle aussi, tout simplement, la «Cité»: «Non!… Je jure par cette Cité! Et toi, tu es un résident de cette cité…» (Coran, 90:1-2) En fait, dans la seconde moitié du cinquième siècle, la Mecque était déjà passée d’un barbarisme nomade à un stade de civilisation urbaine. Cette cité était dirigée par une confédération basée sur une coopération mutuelle, un objectif commun et un accord général sur la division des tâches administratives et civiles entre les clans autonomes; ce système avait déjà été établi par Qousayy bin Kilab. Le prophète Mohammed (paix et bénédictions d’Allah soient sur lui) étant de la cinquième génération ayant succédé à Qousayy bin Kilad1, on peut donc situer ce dernier vers la moitié du cinquième siècle. La Mecque, qui était très peu peuplée au départ, était située entre deux collines, l’une appelée Jabl Abou Qoubays (voisine du Mont Safa) et l’autre, Jabl Ahmar, connue sous le nom de ‘Araf aux jours d’avant l’islam et sise en face de la vallée de Quaqiq’an. La population augmenta graduellement, en partie grâce à la présence de la Ka’ba et de la respectable position qu’occupaient ses prêtres et ses gardiens, et en partie à cause de l’atmosphère paisible et du calme qui régnaient aux alentours du sanctuaire. Les tentes et les huttes avaient cédé la place aux maisons faites de pierres et de boue et les habitations s’étaient multipliées sur les collines et au pied des vallées entourant la Ka’ba. Au début, les habitants de la Mecque s’abstenaient de construire leur toit en forme rectangulaire comme celui de la Ka’ba, car ils considéraient cela comme un manque de respect envers la maison d’Allah; c’est pourquoi ils donnaient souvent à leur maison une forme circulaire. Bien que cette vision se modifia peu à peu par la suite, ils insistèrent pour toujours construire des maisons dont la hauteur ne dépassait jamais celle de la Ka’ba. La première maison rectangulaire à être construite, par Houmaid bin Zouhair, fut regardée avec désapprobation par les gens de Qouraish. Les chefs et autres nantis de Qouraish construisaient habituellement leurs maisons en pierres; elles comprenaient plusieurs pièces et étaient toutes dotées de deux portes de façon à ce que les femmes ne se sentent pas gênées par la présence d’invités. LA RECONSTRUCTION DE LA MECQUE Qousayy bin Kilab avait joué un rôle majeur dans la reconstruction et dans l’expansion de la Mecque. Le peuple de Qouraish, qui était dispersé sur un vaste territoire, il l’avait rassemblé dans la vallée de la Mecque. Il avait assigné certaines régions à l’établissement de différentes familles et les avait encouragées à y construire leurs maisons. Les successeurs de Qousayy continuèrent de consolider les quartiers résidentiels et d’assigner des endroits disponibles aux nouvelles familles cherchant à s’établir à la Mecque. Ce procédé se poursuivit de nombreuses années durant, favorisant ainsi, par la multiplication des habitations du peuple de Qouraish et de ses clans confédérés, le développement de la Mecque en une cité des plus florissantes. L'ÉTAT CITÉ Qousayy bin Kilab et sa famille avaient pris en main le commandement de la ville et de ses habitants. Ils étaient les gardiens de la Ka’ba, avaient le privilège de Saqayah1 (i.e. de désaltérer les pèlerins), d’organiser le festin annuel, de présider les réunions de la Maison de l’Assemblée (Dar‑al‑Nadwa) et de distribuer les bannières en temps de guerre. Qousayy bin Kilab avait fait construire la Maison de l’Assemblée tout près de la Ka’ba et y avait fait percer une porte menant directement au sanctuaire. Cette Maison servait à la fois de logement à Qousayy et de lieu de rencontre aux gens de Qouraish qui y venaient pour discuter des choses relatives au bien public. Tous les événements importants de la vie des gens se déroulaient dans cette Maison: les hommes et les femmes s’y mariaient, les discussions importantes s’y tenaient, les déclarations de guerre s’y prononçaient et c’est là également que les jeunes filles en âge d’être mariées y recevaient le tissu leur recouvrant la tête2. L’autorité de Qousayy, tant au cours de sa vie qu’après sa mort, était considérée comme sacro-sainte et élevée au rang d’injonction religieuse ne pouvant être violée par quiconque. Seuls les gens de Qouraish et les hommes de leurs tribus confédérées avaient l’autorisation d’assister aux réunions de la Maison de l’Assemblée, i.e. ceux appartenant aux tribus de Hashim, Oumayya, Makhzoum, Jomah, Sahm, Taym, ‘Adiy, Asad, Naufal et Zouhra, peu importe leur âge, alors que chez les autres tribus, seuls les hommes âgés de quarante ans et plus avaient le droit de s’y présenter. Après la mort de Qousayy, les fonctions qu’il assumait furent assignées à différentes familles. La tribu de Hashim reçut la charge de désaltérer les pèlerins; la tribu d’Oumayya reçut l’étendard de Qouraish, communément appelé ‘Aqab (litt. «aigle»); la tribu de Naufal fut chargée de la Rifada1; celle d’Abdoul Dar devint responsable du clergé, de la protection de la Ka’ba et des bannières de guerre; enfin, la tribu de Asad fut nommée à la tête de la Maison de l’Assemblée. Ces familles de Qouraish avaient pour habitude de confier ce genre de responsabilités aux notables parmi elles. C’est ainsi que Abou Bakr, de la tribu de Taym, devint responsable de la perception des dettes de sang, de des amendes et des primes; Khalid, de la tribu de Makhzoum, fut chargé de l’équipement de guerre entreposé dans une tente en temps de paix et gardé à portée de main, sur les dos des chevaux, durant les batailles; ‘Omar bin al-Khattab fut envoyé comme délégué de Qouraish chez les autres tribus avec lesquelles ils avaient l’intention de croiser le fer ou encore chez ces tribus qui, se vantant d’être supérieures, demandaient à ce que la chose soit décidée par un duel; Safwan bin Oumayya, de la tribu de Jomah, était celui qui jetait les dés2 (pour prendre des décisions), une pratique qui, à l’époque, était jugée essentielle avant d’entreprendre quoi que ce fût d’important; enfin, Harith bin Qays fut nommé responsable des affaires administratives en plus d’être nommé gardien des offrandes faites aux idoles de la Ka’ba. Les tâches assignées à ces personnes étaient héréditaires; leurs ancêtres avaient donc occupé ces fonctions avant elles. LES OPÉRATIONS COMMERCIALES Les gens de Qouraish avaient pour habitude d’organiser et d’équiper annuellement deux caravanes; l’une était destinée à la Syrie, en été, et l’autre était destinée au Yémen, en hiver. Les quatre mois de Rajab, Dhoul Q’ada, Dhoul Hajj et Mouharram étaient considérés comme sacrés et il n’était pas permis d’engager d’hostilités pendant ces mois. Durant trois mois, les espaces libres autour du temple sacré étaient utilisés pour des activités commerciales de toutes sortes et des gens de régions fort éloignées venaient y faire du commerce. Toutes les choses courantes dont les Arabes avaient besoin étaient disponibles dans ce marché de la Mecque. Les historiens mentionnent dans leurs écrits les kiosques, disposés en plusieurs allées et dans lesquels se vendaient tous ces produits, démontrant ainsi l’importance du développement économique et culturel de la Mecque. Chaque type de marchand établissait son kiosque dans une allée particulière; c’est ainsi qu’il y avait des allées de marchands d’essence de rose, de vendeurs de fruits ou de dattes fraîches, alors que des allées entières étaient constituées de barbiers, d’épiciers, de vendeurs de chaussures et de vêtements, etc. Certains de ces kiosques étaient très grands, comme celui où l’on vendait les grains, les céréales, le beurre clarifié, le miel et autres produits similaires. Toutes ces marchandises provenaient de caravanes commerciales. Le blé, par exemple, provenait de Yamama. 1 La Mecque comprenait également quelques lieux de rencontre où venaient les jeunes pour y passer le temps et se divertir entre amis. Ceux d’entre eux qui étaient riches et qui menaient un grand train de vie avaient pour habitude de passer l’hiver à la Mecque et l’été à Ta’if. Il y avait également quelques élégants jeunes hommes connus pour leurs tenues très coûteuses et soignées. La Mecque était un centre d’affaires très lucratif basé sur des transactions commerciales à grande échelle. Ses marchands convoyaient des caravanes dans différents pays d’Asie et d’Afrique et importaient tous les produits nécessaires et articles côuteux qui étaient commercialisables en Arabie. D’Afrique, ils importaient le plus souvent de la résine, de l’ivoire, de l’or et de l’ébène; du Yémen, du cuir, de l’encens, des épices, du bois de santal et du safran; de l’Égypte et de la Syrie, différentes huiles et céréales vivrières, des armures, de la soie et des vins; de l’Irak, surtout des vêtements et de l’Inde, de l’or, de l’étain, des pierres précieuses et de l’ivoire. Parfois, les riches marchands mecquois offraient aux rois et aux nobles des pays étrangers des produits de la Mecque dont les plus estimés étaient les produits du cuir. Lorsque les dirigeants de Qouraish envoyèrent ‘Abdoullah bin Abou Rabi’a et ‘Amr bin al-‘As en Abyssinie afin d’en ramener les réfugiés musulmans, ils les envoyèrent avec des articles de cuir de la Mecque qu’ils offrirent à Négus et à ses généraux. Les femmes participaient également aux missions commerciales et équipaient leurs propres caravanes destinées à la Syrie ou à d’autres pays. Khadija bint Khouwaylid et Hanzaliya, mère de Abou Jahl, étaient toutes deux de dignes et riches marchandes. Le verset coranique suivant confirme la liberté des femmes de faire du commerce: «… aux hommes, la part qu’ils ont acquise, et aux femmes, la part qu’elles ont acquise.» (Coran, 4:32) Tout comme les autres nations avancées d’alors, les citoyens de la Mecque qui étaient doués du sens des affaires avaient basé leur économie sur le commerce; c’est pourquoi ils envoyaient régulièrement des caravanes à l’étranger, organisaient des marchés financiers et tentaient de créer des conditions favorables au niveau du marché intérieur pour les touristes et les marchands. Cela contribuait à étendre la renommée de la Mecque et à lui donner un haut rang en tant que centre religieux, ce qui ne pouvait qu’accroître sa prospérité. Tout ce que désiraient les gens de la Mecque, que la chose fût un luxe ou une nécessité, leur parvenait grâce à l’important statut commercial de la ville. Les versets coraniques suivants y font d’ailleurs référence: «Qu’ils adorent donc le Seigneur de cette Maison (la Ka’ba), qui les a nourris contre la faim et rassurés de la crainte!» (Coran, 106:3-4) CONDITIONS ÉCONOMIQUES, POIDS ET MESURES La Mecque était donc la principale place commerciale d’Arabie et ses citoyens étaient riches et prospères. La caravane de Qouraish, impliquée dans la bataille de Badr alors qu’elle revenait de Syrie, comprenait mille chameaux et transportait des marchandises dont la valeur totale s’élevait aux alentours de 50 000 dinars. 1 Les monnaies byzantine et sassanide, c’est-à-dire les dirhams et les dinars, étaient toutes deux utilisées à la Mecque et dans d’autres parties de la péninsule. Il y avait deux sortes de dirhams; l’un était une pièce de monnaie iranienne que les Arabes appelaient bagliyah ou sauda’-i-damiyah, tandis que l’autre était une pièce de monnaie byzantine (monnaie grecque), qu’ils appelaient tabriyah ou bazantiniyah. Comme il s’agissait de pièces d’argent, les Arabes ne les utilisaient pas comme unités monétaires; ils calculaient leur valeur en fonction de leur poids. Le poids courant d’un dirham, selon les spécialistes de la shari’ahislamique, équivalait à environ cinquante-cinq grains d’orge; le poids de dix dirhams, lui, équivalait à sept mithqals d’or. Toutefois, selon Ibn Khaldoun, un mithqal d’or pur équivalait au poids de soixante-douze grains d’orge. Les spécialistes du fiqh sont unanimement d’accord sur le poids donné par Ibn Khaldoun. Les pièces de monnaie couramment utilisées à l’époque du Prophète (paix et bénédictions d’Allah soient sur lui) étaient pour la plupart en argent. ‘Ata affirme que les pièces en circulation, à cette époque, étaient généralement en argent, et non pas en or. [1] Le dinar était une pièce d’or connue chez les Arabes comme la monnaie romaine (byzantine) en circulation en Syrie et dans le Hijaz durant la période pré-islamique et au début de l’ère islamique. Il était frappé à Byzance et l’image et le nom de l’empereur étaient imprimés dessus, tel que l’a déclaré Ibn ‘Abdoul Bar dans son ouvrage Al‑Tamhid. D’anciens manuscrits arabes font mention du denarius aureus latin en tant que monnaie byzantine (la même que le solidus de l’ère post-Constantin) qui demeure encore aujourd’hui le nom d’une unité monétaire qui avait cours en ex-Yougoslavie. Le Nouveau Testament cite également le denarius dans plusieurs passages. On estimait que le poids du dinar égalait à peu près à celui du mithqal qui, tel que mentionné plus haut, équivalait à soixante-douze grains d’orge. Il est généralement admis que le poids standard du dinar a été le même depuis la période pré-islamique jusqu’au quatrième siècle de l’hégire. Da’iratoul Ma’arif Islamiyah (le Cercle des connaissances islamiques) affirme que le denarius byzantin pesait 425 grammes et donc, selon l’orientaliste Zambawar, le mithqal de la Mecque pesait également 425 grammes. 1 Le ratio de poids entre le dirham et le dinar était de 7 pour l0, c’est-à-dire que le dirham pesait sept dixième d’un mithqal . Le montant nominal du dinar, selon les hadiths, les ouvrages de fiqh2 et la littérature historique, était équivalent à dix dirhams. ‘Amr bin Shouyeb, cité dans le Sounan Abou Dawoud, relate: «Le prix du sang respecté par les sahaba, à l’époque du Prophète (paix et bénédictions d’Allah soient sur lui), était de huit cents dinars, ou huit mille dirhams. Plus tard, c’est toute la communauté musulmane qui décida, à l’unanimité, de maintenir ce prix.» Les hadiths authentiques fixent le nisab, ou le montant des biens sur lequel est due la zakat, à 20 dinarsou leur équivalent en dirhams. Cette règle, maintenue par les docteurs en loi islamique, démontre que dès les débuts de l’ère islamique, ou même avant, le montant nominal d’un dinar était estimé à dix dirhams (ou d’autres pièces les équivalant). Imam Malik affirme, dans le Mouwatta, que «la règle reconnue, et au sujet de laquelle il n’y a aucune différence d’opinion, est que la zakat3 est due sur un montant minimal de vingt dinars, ou deux cents dirhams.» 4 Les poids et mesures couramment utilisés à cette époque étaient les s’a, moudd, ratal, auqiyah et mithqal, auxquels d’autres poids et mesures furent ajoutés un peu plus tard. Les Arabes possédaient également des connaissances en arithmétique, ce qui a été déduit du fait que le Coran a pris en compte ces connaissances pour leur apprendre à calculer les parts de chaque légataire dans la loi islamique sur l’héritage. LES FAMILLES PROSPÈRES DE QOURAISH Bani Oumayya et Bani Makhzoum étaient deux éminentes familles de Qouraish qui avaient été favorisées par le destin. Walid bin al‑Moughira, ‘Abdoul ‘Ouzza (Abou Lahab), Abou Ouhaylla bin Sa’eed bin al‑‘As bin Oumayya (qui possédait une part de 30,000 dinars dans la caravane d’Abou Soufyan) et ‘Abd bin Abi Rabi’a al-Makhzoumi avaient tous fait fortune. ‘Abdoullah bin Jad’an, de Bani Taym, était également l’un des hommes les plus riches de la Mecque; il buvait son eau dans une coupe en or et finançait une cuisine publique qui nourrissait les pauvres et les mendiants. ‘Abbas bin ‘Abdoul Mouttalib, un autre homme dont les richesses étaient abondantes, aidait généreusement les pauvres et prêtait de l’argent à intérêts à la Mecque. Au cours de son pèlerinage d’adieu, le Messager d’Allah (paix et bénédictions d’Allah soient sur lui) annonça l’abolition des transactions usuraires et déclara:«Le premier intérêt que je souhaite abolir, aujourd’hui, est celui de ‘Abbas bin ‘Aboul Mouttalib.». Il y avait également, à la Mecque, des hommes roulant sur l’or dont les salons luxueusement meublés étaient le rendez-vous de l’élite de Qouraish qui venait y jouir des plaisirs du vin et de l’amour. Les chefs de Qouraish avaient leur siège réservé devant la Ka’ba, où de grands poètes de l’ère pré-islamique, tels que Labid, récitaient leurs vers. C’est là qu‘Abdoul Mouttalib tenait ses rassemblements et on rapporte que, par déférence, jamais ses fils n’osaient s’asseoir avant l’arrivée de leur père. LA CULTURE ET LES ARTS Les gens de Qouraish avaient tendance à mépriser le travail ouvrier; ils considéraient indigne d’eux de se salir les mains aux travaux manuels qu’ils estimaient exclusivement réservés aux esclaves et aux non-arabes. Mais en dépit de cette inclination qui était la leur, certains travaux étaient nécessaires et certains d’entre eux n’avaient d’autre choix que de les accomplir. Khabbab bin al-Aratt, par exemple, fabriquait des épées. Les travaux de construction étaient également indispensables, mais pour les réaliser, ils embauchaient des ouvriers iraniens et byzantins. Seuls quelques hommes, à la Mecque, savaient lire et écrire; les Arabes, dans l’ensemble, ignoraient tout de ce moyen par lequel se transmettent les connaissances. Le Coran les appelle d’ailleurs «Oummi»1, c’est-à-dire «le peuple illettré»: «C’est Lui qui a envoyé à des gens illettrés (les Arabes) un Messager des leurs…» 2 (Coran, 62:2) Les gens de la Mecque, cependant, ne souffraient d’aucune lacune en ce qui avait trait à leur civilisation: leurs goûts raffinés, leur élégance et leur culture les distinguaient dans toute l’Arabie, de la même façon que les citadins de n’importe quelle métropole occupent une place particulière au sein de leur pays. La langue couramment parlée à la Mecque était considérée comme un modèle d’excellence insurpassable, un modèle que les bédouins du désert, tout comme les Arabes des régions éloignées, s’efforçaient d’imiter. Grâce à leurs élégantes expressions et à leur éloquence, les habitants de la Mecque avaient la réputation de posséder la langue la plus belle et la plus riche, une langue qui n’avait pas été corrompue par celles des non-arabophones. De par leurs caractéristiques physiques, leurs belles proportions et leur fière allure, les gens de la Mecque passaient pour les meilleurs représentants de la race arabe. Ils étaient également dotés de courage et de magnanimité, salués unanimement par les Arabes comme al‑Foutouh et al‑Mourauwah, deux thèmes fréquents de la poésie arabe. Ces traits de leur caractère décrivaient admirablement leur côté insouciant et téméraire. Les sujets qui suscitaient le plus leur intérêt étaient la généalogie, les légendes d’Arabie, la poésie, l’astrologie et les constellations, les vols d’oiseaux présentant (selon eux) de mauvais augures et, à un degré moindre, la médecine. En tant que cavaliers des plus habiles, ils possédaient une connaissance approfondie des chevaux et préservaient les lignées des races les plus pures; et en tant qu’habitants du désert, ils étaient versés dans la délicate science de la physiognomonie. Leurs méthodes de soins thérapeutiques se basaient d’une part sur leurs propres expériences et d’autre part sur les traditions reçues de leurs ancêtres. Ils pratiquaient la brûlure au fer rouge, la saignée et l’amputation de membres malades et administraient certaines herbes médicinales. TALENTS MILITAIRES À la fois grâce à leur nature et à leur éducation, les gens de Qouraish étaient plutôt du genre pacifiques et aimables; car, contrairement aux autres peuples vivant dans la péninsule et à l’extérieur de celle-ci, leur prospérité dépendait presque entièrement du développement du libre-échange, des déplacements continuels des caravanes, de l’amélioration des infrastructures commerciales de leur ville et du maintien d’un climat de paix et de stabilité suffisant pour encourager les marchands et les pèlerins à entreprendre le voyage jusqu’à la Mecque. Ils étaient assez perspicaces pour reconnaître que leurs affaires commerciales étaient toute leur vie; elles étaient leur source première de revenus, ainsi qu’un moyen d’accroître leur prestige en tant que serviteurs du sanctuaire. En d’autres termes, ils avaient tendance à éviter toute bataille tant que leur honneur tribal ou religieux n’était pas compromis. Ils souscrivaient au principe de coexistence pacifique, ce qui ne les empêchait pas de posséder des talents militaires considérables. Leur courage et leur hardiesse étaient notoires d’un bout à l’autre de l’Arabie, tout comme leurs qualités de cavaliers. “Al‑Ghadbata al‑Moudariyah”, ou la colère de Moudar (qui peut être décrite comme une soif avide que seul le sang peut étancher) était un adage arabe connu fréquemment utilisé par les poètes et les orateurs de l’ère pré-islamique. Si les gens de Qouraish jouissaient d’une réputation de militaires redoutables, ils ne le devaient pas qu’à leur propre réserve tribale. En effet, ils utilisaient régulièrement les services des ahabish, ou Arabes du désert vivant en périphérie de la Mecque, dont la descendance de certains remontait à Kinana et Khouzayma bin Moudrika, des parents éloignés de Qouraish. Les Khouza’a étaient également confédérés avec Qouraish. De plus, la Mecque comptait de nombreux esclaves toujours prêts à se battre pour leur maître. Ils pouvaient donc, à tout moment, mobiliser plusieurs milliers de guerriers sous leur bannière. La plus puissante armée jamais rassemblée par Qouraish dans l’ère pré-islamique comptait dix milles combattants (lors de la bataille de Ahzab). LA MECQUE, COEUR DE L'ARABIE Parce qu’elle était le siège du sanctuaire national, ainsi que le centre commercial le plus prospère, la Mecque avait acquis une position prééminente en Arabie. Elle était vue comme une rivale de Sana’a, au Yémen; mais comme les Abyssiniens et les Iraniens gagnaient tour à tour le contrôle de cette ville yéménite, et que les villes de Hiram et Ghassan avaient grandement perdu leur prestige, la Mecque avait atteint une suprématie incontestée en Arabie. VALEURS MORALES Ce qui manquait le plus aux Mecquois, c’était un code moral; tout au plus retrouvait-on chez eux un sentiment d’obligation envers de vieilles coutumes et une certaine tradition de courtoisie arabe. Mais de code d’éthique servant à guider leur conduite, ils n’en avaient point. Les jeux d’argent comptaient parmi leurs passe-temps favoris et de leur ivrognerie immodérée, ils tiraient un profond plaisir; leur dissipation satisfaisait leur sens de l’honneur complètement dénaturé. Leurs réunions étaient le théâtre de beuveries et de débauche. N’ayant pas la moindre notion de péché ou de crime, ils ne ressentaient aucune aversion envers la méchanceté, l’injustice, la cruauté ou les actes de brigandage. L’atmosphère morale de l’Arabie en général et de la Mecque en particulier a été fidèlement décrite par Jafar bin Abou Talib, un membre éminent de Qouraish, à la cour de Négus, lorsqu’il lui dit: «Ô Roi! Nous étions un peuple peu éclairé, totalement plongé dans l’ignorance. Nous adorions les idoles, nous mangions la chair d’animaux trouvés morts et nous commettions toutes sortes d’abominations; nous rompions les liens familiaux, nous maltraitions nos voisins et les plus forts d’entre nous dévoraient les plus faibles.» 1 LA VIE RELIGIEUSE Les pratiques et croyances religieuses des Arabes étaient, sans aucun doute, encore plus méprisables en raison de l’influence qu’elles exerçaient sur la vie sociale et morale des gens. Ayant perdu à peu près tout contact avec les enseignements des prophètes du passé, ils avaient été complètement submergés par le fétichisme matérialiste qui prévalait dans les pays limitrophes. Ils étaient devenus si férus de l’adoration des idoles que pas moins de trois cent soixante de ces idoles ornaient, ou plutôt souillaient, le sanctuaire de la Mecque. La plus importante de ces déités était Houbal, dont Abou Soufyan avait chanté les louanges à la bataille de Ouhoud, lorsqu’il s’était écrié: «Gloire à Houbal!». Cette idole occupait une place centrale, dans la Ka’ba, à côté d’un espace où étaient emmagasinées les offrandes. À même une gigantesque cornaline, elle était sculptée sous la forme d’un homme. Comme sa main droite manquait lorsqu’elle avait été découverte par des gens de Qouraish, ils l’avaient remplacée par une main en or massif. Deux idoles avaient été disposées devant la Ka’ba; la première, Isaf, était située tout juste devant alors que la deuxième, Na’ila, avait été installée un peu plus loin, près du puits de Zamzam. Mais un peu plus tard, des gens de Qouraish avaient décidé de rapprocher la première de la deuxième près de laquelle ils avaient pour habitude d’offrir des sacrifices. Sur les monts de Safa et Marwah se trouvaient deux autres idoles, Nahik Moujawid al-Rih et Mout’im at-Tayr. Chaque maison de la Mecque possédait une idole qui était adorée par ses habitants. Al-‘Ouzza avait été installée près de ‘Arafat, dans un temple construit spécialement pour elle. Qouraish vénérait Al-‘Ouzza comme le chef des déités, le plus noble d’entre elles. Les Arabes avaient l’habitude de tirer au sort à l’aide de flèches divinatoires qu’ils plaçaient devant ces idoles pour prendre une décision avant d’entreprendre toute affaire importante. Il y avait également d’autres idoles, dont al-Khalsa qui avait été installée dans la dépression de la vallée de la Mecque. Elle était décorée de guirlandes, on lui présentait des offrandes d’orge et de blé, et elle était régulièrement arrosée de lait. Les Arabes avaient pour coutume d’offrir des sacrifices et de suspendre des œufs d’autruche au-dessus de cette idole. Comme c’était une idole très populaire, ses petites répliques étaient vendues aux villageois et aux pèlerins qui venaient visiter la Mecque. Les Arabes possédaient plusieurs vertus; ils étaient courageux, loyaux et généreux. Mais durant la longue nuit de superstition et d’ignorance de leur histoire, l’adoration des images et des idoles s’était insinuée dans leur cœur plus profondément, peut-être, que chez d’autres nations. Ils s’étaient égarés et s’étaient éloignés de la religion pure de leurs ancêtres Ibrahim et Isma’il, qui leur avaient enseigné le véritable sens de la piété religieuse, de la pureté des mœurs et du bon comportement. Telle était donc la situation de la ville de la Mecque au milieu du sixième siècle de l’ère chrétienne, avant la naissance du prophète Mohammed (paix et bénédictions d’Allah soient sur lui). C’est sur cette cité que l’islam allait s’élever, sur un horizon recouvert d’une obscurité totale. Et le Seigneur a dit: «C’est une révélation de la part du Tout-Puissant, du Très Miséricordieux, pour que tu avertisses un peuple dont les ancêtres n’ont pas été avertis; ils sont donc insouciants.» (Coran, 36:5-6) 1 L’ouvrage Akhbar Makkah, de ‘Abi al-Walid al-Azraqi (mort en 223 après l’Hégire), fournit tous les détails à ce sujet. 1 L’eau devant être distribuée aux pèlerins était entreposée dans des réservoirs conçus à cet effet et on sucrait cette eau par l’ajout de dates et de raisins secs. 2 Une grande pièce de tissu, dans laquelle était pratiquée une ouverture permettant à la jeune fille d’y passer la tête, était déposée sur sa tête pour signifier qu’elle était maintenant fiancée. 1 Une taxe que devaient payer les gens de Qouraish, au moment du Hajj, et qui servait à nourrir les pèlerins. Al-Hadrai, p. 36. 2 Des dés sur les faces desquels était inscrit soit «oui» soit «non» étaient jetés pour déterminer si un projet important devait être entrepris ou non. Cette pratique était connue sous le nom de Aysar-o-Azlam. 1 Lorsque Thoumama b. Athal (le chef de Banou Hanifa) embrassa l’islam, il bannit l’importation de blé à la Mecque. Cela agaça tant les gens de Qouraysh qu’ils demandèrent au Prophète (paix et bénédictions d’Allah soient sur lui) d’intervenir. C’est alors que Thoumama leva l’interdiction. 1 Strabo vit une fois une caravane arabe arriver à Petra et la compara à une armée. (Arabia before Muhammad, p. 185). [1] Ibn Abi Shai’ba, Vol. 3, p. 222. 1 Vol. IX, p. 270, art. “Dinar” 2 La science de la loi islamique qui couvre les rituels religieux, la vie intime et les rapports entre les gens, ainsi que les lois civile et criminelle de l’islam. 3 Litt.: «purification». Il s’agit d’une part déterminée des biens d’une personne qu’elle est obligée de donner en charité, soit en privé soit par l’intermédiaire de l’État qui se charge alors de la distribuer. Cette action sert à purifier les biens restants de la personne. 4 Boulough-oul-Adab fi a’rafata Ahwal-oul-‘Arab par Alousi, Altarbi oud-Dariyah par Abdoul Ha’i Al-Katani, Fiqah-uz-Zakat par Yousouf al-Qourzawi et Tafsir Majidi par Abdoul Majid Daryabadi. 1 Litt.: «l’illettré», qui est un autre nom du Prophète (paix et bénédictions d’Allah soient sur lui). Pour une discussion plus détaillée sur ce sujet, voir l’article “Was Muhammad Literate?” par Mohaiddoun Ahmad dans Islam and the Modern Age, Vol. VIII, No. 2 (Mai 1977). 2 Balaroudi donne les noms des 17 seules personnes qui savaient lire et écrire à la Mecque. (Foutouh al-Bouldan, Leydan, pp. 471-2). 1 Ibn Hisham, Vol. I, p. 336 |
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